1
Pour que dure l’éternité
534 apr. J.-C.,
Quelque part dans la forêt de Brocéliande, Armorique
Là, au pied de cet arbre que les anciens considéraient comme sacré, ils se tenaient debout devant lui.
Les paupières closes et quasiment en transe, il soufflait une litanie connue de lui seul. Ils s’échangèrent un long regard intense, serrant davantage leurs doigts déjà entremêlés, trahissant la ferveur de leurs espoirs placés en cet homme singulier.
Puis les incantations se turent.
Alors, lentement, il les invita à lui faire face pour, l’instant d’après, les considérer avec une expression indéchiffrable.
Silencieux.
Autour d’eux, la nuit imposait son épais manteau d’obscurité que seule troublait la lumière diaphane dispensée par l’astre rond. À leurs pieds, crépitait un feu noircissant les quelques pierres qui avaient été déposées là, pour ce soir uniquement.
Nulle trace ne pouvait subsister.
Nul ne pouvait deviner leur présence.
Levant les bras, mains tournées vers le ciel, il s’adressa aux étoiles qui peuplaient l’ombre, à l’univers, à l’infini. Il les intima à répéter des formules appartenant à un dialecte ancestral oublié de tous, aux vieux accents celtes qu’aucun, à part quelques druides et lui, ne se souvenait encore.
Ils devaient énoncer les mêmes mots, au même moment.
Répéter, encore et encore.
Pas un de plus, pas un de moins.
Ils n’avaient pas le droit à l’erreur. Il leur avait expliqué à maintes reprises. Ils ne pouvaient le réaliser que ce soir…
Ce soir uniquement, pour que dure l’éternité.
Les yeux rivés et ancrés dans ceux de l’autre, ils croyaient en lui.
Vint l’instant ultime où Merlin se pencha vers la flambée, saisit un objet flamboyant parmi les braises incandescentes qu’il déposa ensuite au creux de leur paume gauche, leur portant alors à tous deux, la marque de leur pacte.
Non loin de là, tapie dans l’obscurité, une femme rongée par la jalousie susurrait son propre enchantement destiné à déjouer leur promesse, déterminée à ce que l’éternité se détourne d’eux…
2
Confusion
De nos jours,
Mercredi 30 juin
12h05,
Clinique du Val d’Ouest, Service pédiatrique, Lyon, France
— Séance de drainage réussie haut la main ! T’as craché comme un grand chef ! Donc, comme promis…
Galaan sortit deux Carambars de la poche de sa blouse blanche les brandit fièrement devant lui et se posa sur le lit de Maxime, 10 ans, atteint de la mucoviscidose.
— Fraise ou chocolat ?
— Fraise ! s’écria le gamin au regard pétillant qui attrapa le bonbon allongé et le déballa aussitôt.
— Écoute celle-là, déclara le kiné mastiquant déjà la moitié de son caramel, le nez plongé dans la devinette contenue dans l’emballage. Comment appelle-t-on le père et la mère de l’homme invisible ?
Il leva son grand regard bleu vers le garçon qui pour toute réponse, haussa les épaules.
— Ses transparents.
Ils se considérèrent un court instant puis pouffèrent, complices.
— À moi, maintenant. Vous avez une fourmi rouge et une fourmi noire dans le dos. Laquelle va doubler ?
— À tout hasard, la rouge.
— Aucune, car on ne double pas sur un dos d’âne ! s’esclaffa Maxime, hilare.
— C’est ça, marre-toi, maugréa l’autre, c’est bon pour tes poumons.
— C’est l’heure du repas, les interrompit une petite voix provenant de la porte de la chambre.
Galaan ébouriffa la petite tête espiègle de son patient et se leva en direction de la porte.
— Allez champion, on se voit ce soir !
— T’auras d’autres caramels ?
— Évidemment ! Marceline, tu veux un Carambar ?
— Non merci, j’essaie d’arrêter, ironisa la cinquantenaire à l’embonpoint manifeste, venant déposer un plateau composé d’un repas sur la table de la chambre. Tu n’oublies pas la réunion dans le bureau du chef à 12h45 ?
— C’est à quel sujet ?
— Le projet de la classe-pilote qui s’ouvrira mi-juillet dans le service.
— Ah ouais. OK. 12h45. C’est noté, fit-il en alliant la parole d’un index tapoté sur sa tempe.
— Ce qui signifie « dans vingt minutes », sourit Marceline amusée.
— J’y serai. Mais en attendant, je vais croquer un bout. J’ai une de ces dalles !
— Bon app’ ! lança-t-elle alors qu’il s’élançait déjà d’un pas pressé dans le couloir.
***
Au même moment,
CHR de la Citadelle, service pédiatrique, Liège, Belgique
Gen balaya une fois encore l’entièreté du local d’une œillade avisée et en referma la porte. Ensuite, elle passa devant le bureau des infirmières vers lequel elle adressa un grand signe de la main et disparut du service. Une fois dehors, elle respira à plein poumon, s’emplissant au passage d’un intense sentiment de liberté. Une année scolaire venait tout juste de s’achever dans ce service pédiatrique au cœur duquel elle avait œuvré en tant qu’institutrice auprès d’enfants et d’adolescents hospitalisés. Désormais, deux mois, synonymes de vacances, se profilaient à l’horizon.
Deux mois.
Ou presque…
Car elle n’avait malheureusement pas pu renoncer à dépanner une collègue dont elle était fort proche. Récemment opérée, cette dernière s’était vue contrainte d’abandonner son projet consistant en l’ouverture d’une classe-pilote, au sein d’une clinique de Lyon dans le courant du mois de juillet.
Ce n’était pas la tâche en elle-même qui la rebutait. D’ordinaire travailleuse acharnée, Gen consacrait la plupart de son temps à son métier dans lequel elle exultait. Ce qui la préoccupait le plus, c’était de s’exiler deux semaines à l’étranger, seule, au cœur d’une vaste métropole dont elle ignorait tout…
Ou presque…
En effet, même si elle n’avait jamais mis les pieds à Lyon, cette même ville demeurait toutefois liée à bon nombre de souvenirs dans lesquels elle se serait bien passé de replonger.
Le choix s’était imposé et conclu la veille, ce qui l’avait empêchée d’en faire part à son petit copain avec lequel elle était censée séjourner à Florence. Elle jeta un regard furtif à sa montre et réalisa qu’elle était loin d’être à l’avance. Elle devait retrouver son amie à la place Cathédrale et celle-ci l’y attendait plus que probablement.
C’est au moment où elle s’apprêta à démarrer sa vieille Opel que son téléphone sonna.
— Allô ?
— Gen ?
— Bonjour Paul.
— Bonjour, ma puce. Je te dérange ?
— Non. Mais je n’ai pas beaucoup de temps, car je suis supposée retrouver Julie à 12h15. On comptait se faire un sandwich sur une terrasse.
— Tu sais qu’il est déjà 12h25 ?
— Je viens de m’en apercevoir, répondit-elle gênée, singeant une série de grimaces amusantes.
— Bref, tu es à la bourre, s’amusa-t-il, un rire contenu dans la voix.
— On peut dire ça.
— Je ne serai pas long, rassure-toi. Tu as quelque chose de prévu ce soir ?
— Heu… Non.
— Très bien. Dans ce cas, retrouve-moi au Bruit qui Court, à 19h.
— Oh, un tête-à-tête avant Florence ?
— En réalité, j’ai… Une proposition à te soumettre.
— Une proposition ? Décente au moins, sourit-elle, le ton taquin.
— Dans un premier temps, extrêmement décente. La suite dépendra de toi, badina-t-il en retour.
— Et qu’as-tu de si particulier à m’annoncer ?
— Au Bruit qui Court. 19h tapantes !
— Ne me dis pas que tu vas me laisser mijoter jusqu’à ce soir ?
— Je t’embrasse, ma puce. Bye !
Et il raccrocha.
Elle considéra longuement l’écran de son portable et exhala un profond soupir.
— Moi aussi, j’ai une nouvelle à t’annoncer. Néanmoins, pas des plus réjouissantes…
***
12h26,
Cafétéria de la clinique du Val d’Ouest, Lyon, France
Son plateau en main, il fendit la foule et aperçut Valérie attablée seule, le regard perdu à travers la large baie vitrée. Il s’en approcha et croisa aussitôt ses prunelles ombrageuses.
— Salut Petite Blonde !
— T’as vu l’heure, Beau Brun ?
Il se baissa, l’embrassa sur les joues et s’installa en face d’elle.
— Ben quoi ? riposta-t-il avec ironie en consultant sa Rolex Explorer II, héritée quinze ans plus tôt de son père.
— Difficile à croire qu’avec une telle montre, tu finis toujours par arriver en retard. Faudra quand même que tu m’expliques.
— Une file de malades au buffet.
Galaan ôta le film alimentaire recouvrant son jambon beurre dans lequel il mordit à pleines dents.
— De malades, hein ? Dans une cafétéria d’hôpital. C’est ta dernière blague Carambar ?
Sans prendre la peine de répondre, Galaan afficha un large sourire vainqueur et déposa son grand regard doux dans son brun noisette.
— Faut juste que je me magne parce que j’ai une réunion à 12h45.
— J’y crois pas ! Tu te pointes à 30’ et tu m’annonces que tu dois déjà t’arracher à 45’ ?
— 25. Tu exagères.
Elle l’observa sans ciller et bien malgré leurs quinze années de profonde amitié, le détailla une fois encore. Grand, l’allure athlétique, il avait les épaules larges, légèrement tombantes vers l’avant ainsi qu’une taille étroite. Son visage allongé aux traits fins et parsemés de points de beauté portait une barbe de plusieurs jours, des cheveux courts, châtain foncé aux ondulations légèrement décoiffées rebiquant sur un large front ainsi que d’immenses yeux bleu clair aux cils interminables. Étonnamment, l’incroyable douceur qui émanait de lui contrastait avec son allure sportive et dynamique.
— Je te hais, Galaan Rouxel, déclara-t-elle les bras refermés sur sa poitrine généreuse.
De petites pattes-d’oie de malice se creusèrent au coin de ses yeux et trahirent son sourire espiègle qui se dessina lentement sur ses lèvres.
— Bon, et c’est pour quoi, ta réunion immanquable ?
Il mâcha longuement puis répartit :
— La classe-pilote.
— Ah oui… Celle qui va s’ouvrir mi-juillet ?
La bouche à nouveau pleine, il se contenta de hocher la tête.
— Tu as dégoté des ordis ?
— Oui. Ça y est. On devrait nous les livrer la semaine prochaine. Tu ne manges pas ta salade ?
— J’n’ai pas très faim. Ce doit être la chaleur.
— Tu permets que je te la termine ?
— Je t’en prie. Fais-toi plaisir, commenta-t-elle en la poussant vers lui… Je suis dégoûtée !
— Pourquoi ça ? demanda-t-il en soulevant le couvercle. Ça a l’air plutôt bon.
— Comment fais-tu pour rester aussi mince en mangeant autant ?
— Le sport, j’imagine.
Il planta sa fourchette en plastique dans le plat et s’enfourna une imposante bouchée.
— C’est aussi le sport qui te rend aussi beau qu’un dieu ?
— Qui sait ? Peut-être la salade, va savoir !
Elle s’accouda à la table et fit mine de se pencher vers lui, le dévisageant longuement d’un regard soutenu. Interdit, iI suspendit son geste et s’enquit :
— Quoi ?
— Ce que je ne comprends pas, c’est comment un mec comme toi peut-il rester indéfiniment célibataire ? Tu es beau, voire super sexy à en croire toutes les stagiaires qui te zieutent depuis que tu es arrivé… Intelligent. Incroyablement gentil et d’une attention démesurée envers les autres… Pourquoi es-tu encore seul, Galaan ?
Il ricana, planta le nez dans son plat en secouant la tête.
— C’est bien une question de gonzesses, ça !
— Franchement, sois sincère !
Il se contenta de relever un regard perplexe vers elle et, nerveux, mastiqua à grands coups de mâchoires.
— Ça fait quoi ? 4 mois que t’es plus sorti avec une fille ?
Pour toute réponse, il lui desservit un haussement d’épaules désinvolte.
— Allez… Dis-moi ! Depuis combien de temps n’as-tu plus tiré ton coup ?
Visiblement mal à l’aise par la question, il s’inclina vers elle tout en scrutant rapidement les environs.
— On est obligé d’avoir cette conversation maintenant ?
— 4 mois ?
— Lâche-moi.
— 5 ?
Il poussa un profond soupir au terme duquel il lâcha, laconique :
— 6.
— Quoi ? s’étrangla-t-elle ébahie, tu veux dire que depuis Karol, tu n’as pas copulé ?
Il se figea et la toisa sans ciller.
— Me prendrais-tu pour un lapin ?
— À voir la vitesse avec laquelle tu t’envoies cette salade, je m’interroge…
Elle le fixa puis hocha énergiquement du chef.
— Non… Impossible ! Les lapins le font bien plus souvent que ça !
Il saisit son gobelet d’eau et y plongea le nez.
— Sérieusement, Gall. Qu’est-ce qui t’empêche de t’impliquer dans une relation ? Je veux dire, une vraie ? Je m’inquiète, tu sais…
— Et bien, tu ne devrais pas. J’ai tout ce qu’il me faut. Toi, la petite…
— Galaan, tu es son parrain et moi, je ne suis rien d’autre que ton amie !
— Il ne m’en faut pas plus. J’ai aussi ma mère, un nombre incalculable de potes, sans compter Gauvain chez qui je vais passer mes vacances et que je verrai dès demain… Non, je t’assure, je me sens très bien.
— Tu ne vas pas me dire que tu n’as pas envie d’aimer quelqu’un, de lui donner tout ce que tu as… Pourquoi te contenter d’aventures sans lendemain ?
Il reposa son gobelet et s’accouda à la table.
— Parce que justement, comme tu viens si bien de le dire, elles sont sans lendemain. Quand une fille me plaît, je l’emballe, on passe un bon moment, voire plusieurs si affinités, et ça s’arrête là. Je ne perds pas mon indépendance, je continue à rester sans attache.
Il s’étira et leva les bras vers le ciel.
— Libre comme l’air ! conclut-il, une lueur triomphante dans les yeux. Facile. Pas de prise de tête. Le pied, quoi !
Elle le regarda longuement, l’incrédulité se traduisant sur son visage rond creusé par deux fossettes. Étrangement, ces mots ne collaient pas avec le personnage.
— Val… C’est parce que je ne suis pas fait pour les histoires qui durent que je me rabats sur les histoires sans lendemain. Si ça n’a pas collé avec Karol, c’est précisément parce qu’elle voulait s’engager et que je ne m’en sentais pas capable. Une vie commune, un appart, des enfants… La vie de famille ne m’attire pas pour le moment.
— Alors pourquoi rester si longtemps avec elle ? Deux ans, ce n’est pas rien quand même !
— Mmh… Disons que la situation me convenait. Elle étudiait beaucoup, ce qui me laissait pas mal de temps libre pour la musique, le sport et surtout le boulot ! Bref, quand on se retrouvait, c’était surtout…
Il afficha un large sourire victorieux et déclara:
— Pour les bons moments !
— Tu parais le prendre à la légère alors qu’en réalité, tu te morfonds !
— Moi, je me morfonds ?
— Regarde la vérité en face ! Ça fait 6 mois que vous avez rompus et depuis, plus rien. Ta vie sentimentale se résume à un véritable désert affectif ! Tu nous fais quoi, là ? Tu testes tes aptitudes avant de rentrer dans les ordres ? Il n’y a pas que Karol sur terre. Des filles bien, susceptibles de te rendre heureux, il doit en exister plus d’une !
Étrangement, il baissa la tête et se mit à jouer avec une médaille circulaire argentée grossièrement taillée, mise en évidence par le col en V de sa blouse blanche et dont il ne se séparait jamais.
— Pourquoi tu n’avoues pas ?
Soudain solennel, il se redressa et enfonça son azur intense et résolu dans son brun noisette.
— Avouer quoi ?
— Qu’après quinze ans, tu n’as toujours pas fait ton deuil. Il est temps de passer à autre chose, tu ne crois pas ?
— Ça, c’est pas cool… se renfrogna-t-il subitement, triturant le restant de nourriture dans le petit plat en plastique, la clarté du regard assombrie par un épais voile de tristesse.
— T’es un mec génial et je ne supporte pas te voir te morfondre seul ! Tu mérites d’être heureux, Gall !
— Justement, répliqua-t-il durement, les mâchoires contractées, c’est en cessant de revenir là-dessus sans arrêt que je pourrais peut-être passer à autre chose !
Les coudes sur la table, la tête baissée, il se passa une main dans la nuque. Il détestait se montrer agressif avec elle. Au fond, ne souhaitait-elle pas son bonheur ? Et même s’ils avaient maintes fois entretenu la même conversation, il lui devait une explication claire.
Il se redressa, esquissa une fine ligne en guise de sourire invitant alors son amie à la trêve.
— Écoute… Même si cela peut te paraître inconcevable, le sexe n’est pas ma priorité dans la vie. J’ai d’autres passions…La musique, l’escalade, la montagne… Mon job. Tout cela, tu le sais déjà. Ensuite, si je ne suis sorti avec aucune fille ces derniers temps, c’est que les coups d’un soir possèdent leur revers. En général, elles sont partantes pour un moment sympa et ont toutes tendance à perdre la mémoire pendant la nuit, ce qui fait qu’au final, elles se réveillent avec la drôle d’idée de vouloir faire un bout de chemin avec toi. Je préfère rester prudent et ne pas m’y lancer tête baissée. Si c’est pour prendre mon pied et me retrouver par la suite avec une sangsue collée à mes basques, je préfère jouer au moine. Sans compter que ces derniers mois, j’ai vraiment eu beaucoup de boulot !
— Ton travail ne te suffira pas éternellement, Gall. Il y a bien un moment où tu chercheras autre chose. Toi qui aimes tellement les gosses ! Tu n’as pas envie d’en avoir une ribambelle, rien qu’à toi ?
— Si. Je suppose que quand je trouverai la bonne personne, qui ne cherchera pas à me mettre une laisse autour du cou, je me lancerai dans l’aventure. Mais pour l’instant, ma vie me plaît très bien comme ça.
— N’empêche, 6 mois ! Je n’en reviens pas, s’emporta-t-elle hilare.
— Remets-toi, grincha-t-il en rangeant le contenu de son plateau. Il n’y a pas mort d’homme.
— Pas encore, gloussa-t-elle en roulant des yeux.
Puis, allègre, elle ne manqua pas de rajouter :
— Sinon, eh bien, en attendant, je pourrais pallier à ce manque terrible auquel tu es en proie.
— Espèce d’obsédée sexuelle ! Si tu n’étais pas ma meilleure amie, je dirais que tu me chauffes à mort.
— On peut toujours espérer, répliqua-t-elle en battant des cils exagérément. J’adore les masseurs ! Ils ont des mains en or ! Au fait, tu ne m’as pas dit ? Et tes résultats ?
Théâtral, il plaqua ses mains sur son torse et annonça :
— Tu as devant toi un masseur-kiné et ostéopathe ! Si, madame !
— Bravo, s’enjoua-t-elle soudainement. Félicitations ! On pourra fêter ça ce soir !
Il se rembrunit, fronça les sourcils et inclina la tête sur le côté.
— Ce soir ?
— Quoi ? Ne me dis pas que tu as déjà oublié !
— Hein ? Oublié quoi ?
— Ben, la petite bouffe ? Chez moi ? 19h !
— Tu viens de le décider à la seconde, parce que tu ne m’avais rien dit, je t’assure !
Passablement courroucée, elle referma les bras sur sa poitrine et lui dégaina son regard le plus sombre.
— Tu te moques de moi, là ?
Pour toute réponse, il s’empressa d’achever son gobelet d’eau, par-dessus lequel il épia sa réaction. Elle l’avait certainement déjà averti, mais comme à son habitude, il n’en avait rien retenu.
Typique.
— T’es un pourri ! siffla-t-elle en remarquant ses prunelles goguenardes. Tu transpires la mauvaise foi.
— Et y aura qui ? demanda-t-il sans relever sa pique.
— Justine et Léo, Laurent et Valentine… Mathieu… Et nous.
— Mathieu ? Ah ouais. Je le connais ?
— Pas encore.
— Sympa ?
— Très. Alors ?
La situation semblait tourner en sa faveur, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Revanchard et taquin, il reprit d’emblée son interrogatoire :
— Vous sortez ensemble ?
— Mmh. Bon alors, ça marche pour ce soir ?
— Ça veut dire quoi, ça mmh ? Oui ou non ?
— C’n’est pas impossible. Je peux compter sur toi ou pas ?
— Pas impossible… Mais… ça fait combien de temps que vous vous voyez ?
Valérie maugréa en gigotant sur sa chaise :
— Chais pas, moi… Un mois et demi. Peut-être deux. Alors ?
— Donc, il y a un truc entre vous ! insista-t-il malicieux.
Elle secoua la tête et, agacée, finit par répondre :
— On se voit. Un peu.
— Pour les bons moments, quoi !
— Bon sang, on s’en fout, s’irrita-t-elle impatiente. Dis-moi pour ce soir, merde !
— Quoi ? Ce n’est pas un assez bon coup pour toi, c’est ça ?
Elle s’immobilisa, l’expression scandalisée.
— Qu’est-ce que tu veux insinuer ?
— Que t’es chaude comme la braise et que le mec a intérêt d’être à la hauteur de tes exigences sexuelles pour espérer comptabiliser quelques semaines à tes côtés.
— Salaud !
— Réaliste. Sur ce, se leva-t-il d’un bond, je vais bosser !
Il s’approcha d’elle et déposa un baiser tendre sur son front.
— Sans rancune, Petite Blonde ?
— Casse-toi, Beau Brun ! Bon, on dit 19h, alors ? s’acharna-t-elle implorante.
— J’y serai.
— 19h, heure de Lyon, soit GMT +2 !
— Ça va, j’ai compris ! balança-t-il déjà de dos en agitant une main en l’air.
— Hé ! Ton plateau ! protesta-t-elle alors que sa silhouette longiligne vêtue de son uniforme blanc se confondait déjà à travers la cohue obstruant la sortie de la cafétéria.
***
Au même moment,
Place Cathédrale, Liège, Belgique
De petite taille, la stature fine et nerveuse, un carré blond mettant son visage aux traits fins en valeur, un regard noisette pétillant, reflétant une vivacité d’esprit et une résolution sans faille…telle était l’amie à laquelle Gen était liée depuis l’école primaire et qui l’attendait sur la terrasse d’une brasserie de la place Cathédrale, le nez plongé dans un magazine de voyance. Attirée par les arts divinatoires, Julie passait le plus clair de son temps à deviner et à interpréter l’avenir se présentant à elle sous toutes ses formes, que ce soit du simple pressentiment, d’une analyse de rêves ou encore d’un alignement de lames de tarot. Un sourire léger collé sur les lèvres, Gen s’avança jusqu’à sa table sur laquelle elle remarqua une série de cartes marquées par des idéogrammes singuliers et disposées en forme de croix.
— Coucou Madame Soleil ! Alors ? Que nous prédisent les astres pour aujourd’hui ?
— Les astres, je n’en ai pas la moindre idée. Les runes, en revanche, me révèlent que tu es retard à cause de Paul, qui t’a appelée juste avant de venir, dans le but de t’inviter au restaurant ce soir.
Elle fit mine d’abaisser un coin de la revue pour lorgner la prédiction et dans un haussement de sourcil, ajouta :
— Heure de votre rencontre : 19 h.
— Quelle précision ! Tu m’épates un peu plus chaque jour, rigola Gen s’installant à ses côtés. Et d’après toi, quel sera l’objet de notre rendez-vous ?
D’un geste brusque, Julie rabattit le magazine sur ses genoux et dévisagea son amie avec un sérieux désarçonnant.
— Sexuel. Purement sexuel ! Avec cet archéologue érudit et hautement passionné, ce ne peut être que sexuel !
Elle adopta un ton grave et serra les paupières :
— Et ce soir, il s’apprête à te faire part de ses fantasmes les plus inavouables auxquels il te demandera de te soumettre. Le voyage risque d’être intéressant. Si intéressant.
D’un index nonchalant, elle bouscula les cartes et compléta :
— Je vois… Une pose magique… Réputée pour être la plus osée de toutes : le missionnaire ! Ce soir, ma petite Gen, il va te faire découvrir les aspects les plus sombres de ta personnalité ! D’ailleurs, à ta place, je laisserais tomber le jean et les Converses et opterais pour une jupe plissée, des tresses et des chaussettes hautes. Passe me voir à la boutique cet après-midi. Je verrai ce que je peux faire pour toi ! Ce soir, je sens que Paul compte t’emmener au septième ciel !
— T’es barge ! s’esclaffa Gen se perdant aussitôt dans un éclat de rire cristallin qui entraîna également son amie. Question pratique, se reprit-elle l’instant d’après en saisissant le menu qu’elle ouvrit distraitement, qu’est-ce qu’on mange ?
— Comme d’hab. Un croque-monsieur pour moi et pour toi, une salade César. Le serveur ne devrait plus tarder, d’ailleurs.
— Parfait ! conclut-elle en jetant nonchalamment la carte plastifiée à peine parcourue sur la table, j’en avais justement envie.
Gen embrassa la place d’un regard. Elle adorait s’asseoir à une table et s’abîmer dans la contemplation des passants. Le quartier, particulièrement commerçant, grouillait d’un monde désireux de profiter du beau temps et qui remplissait progressivement les terrasses des cafés alignés le long de la petite place, surplombée par une église à l’architecture élancée. Jusqu’à ce que les augures de son amie la taraudent au point de l’interroger. Extrêmement cartésienne, elle avait pour habitude de ne s’en tenir qu’à ce qui relevait du rationnel.
— Et maintenant, dis-moi de quelle façon tu as appris.
— Appris quoi ? feignit l’autre rassemblant ses runes en un petit tas qu’elle rangea dans son sac.
— Pour Paul.
— Oh, il est passé au magasin.
Interdite, Gen la dévisagea longuement, sans mot dire, patientant qu’elle poursuive ses explications.
— Il voulait acheter une chemise. Pour ce soir.
— Ah…
Son amie se cala dans le fond de sa chaise, posa les bras sur les accoudoirs, croisa les jambes et reprit :
— Manifestement, il a une chose importante à t’annoncer… avança-t-elle, les yeux scintillants.
Gen répondit par un haussement d’épaules ignorant.
— Il n’a rien voulu me dire. Il tient à garder la surprise.
— Une surprise… Une nouvelle chemise…
Se perdant dans ses considérations, Julie saisit machinalement une cigarette qu’elle alluma, tentant de tenir cette dernière la plus éloignée possible de Gen qui détestait la fumée.
— Si ça tombe, il va juste m’annoncer qu’il part cet été pour un autre chantier à l’autre bout de la terre et qu’il aura tout simplement besoin que je garde son chat.
— Mon petit doigt me dit que sa demande relève de tout autre chose.
— Toi et tes dons de voyance ! réfuta Gen en roulant des yeux.
— Cette fois, le voyage sera de longue durée, déclara-t-elle avec aplomb. Je l’ai vu.
Un serveur surgit, déposa les consommations et leur commande et disparut aussitôt.
— Tu sais bien que je ne crois pas à tout ça ! soupira Gen s’armant déjà de ses couverts.
— Et s’il te demandait en mariage ?
Gen se figea brutalement et, les yeux écarquillés, se tourna vers son amie.
— En mariage ? Il t’a parlé de ça ?
— Non. Mais… Les runes ont annoncé une union. Une alliance…
Gen se détendit pour se concentrer sur le contenu de son assiette.
— Tu ne me crois toujours pas, après toutes ces années ?
— Jul… On a déjà eu cette conversation des milliards de fois. Il est exclu que j’accorde de l’importance à une chose aussi improbable qu’un soi-disant destin apparaissant comme par magie dans une série d’oghams qui, je te le rappelle, ne demeurent rien d’autre qu’une écriture ancestrale trouvant ses origines en Scandinavie.
— Toi, tu fréquentes trop les archéologues !
— J’aime l’histoire, en effet. Elle m’intrigue. Mais je préfère les traces du passé découlant sur une explication logique et rationnelle, plutôt qu’une interprétation basée sur une chimère.
Julie exhala un profond soupir. Ces dernières semaines, elle avait utilisé tous les moyens dont elle disposait et qui étaient susceptibles de l’aider pour décrypter un avenir qui se traçait indéniablement. Étonnamment, leurs destins paraissaient étroitement liés, ce qui ne manquait pas d’attiser sa curiosité. Les tirages, effectués grâce aux tarots et aux runes, répétaient inlassablement les mêmes étapes, les mêmes obstacles… À travers une constance rarement rencontrée.
— N’empêche, insista-t-elle à l’encontre de son amie, tu imagines s’il te demandait en mariage ?
À ces mots, Gen se figea dans son élan et sa fourchette s’immobilisa devant sa bouche entrouverte.
— C’est impossible.
— Dans la mesure où vous sortez ensemble depuis deux ans, je dirais au contraire que c’est tout à fait plausible !
— Mais qu’est-ce que je vais lui dire, moi ? Je ne le souhaite pas et puis… Je ne tiens pas non plus à le blesser. C’est un homme si gentil, si bon…
— Si patient.
— Hein ?
— Non, rien… Je marmonnais dans ma barbe…
Gen se voûta et, l’appétit coupé, se mit à trifouiller son plat du bout de sa fourchette.
— Tu sais, moi, le mariage, ça n’a jamais été mon truc. Et puis, on vit déjà ensemble, c’est déjà pas mal, non ? On n’a pas besoin de se marier pour autant.
— Tu veux dire sortir, Gen. Vivre ensemble implique qu’on loge sous le même toit en permanence, voire être domiciliés à la même adresse. Cela ne se résume pas à une nuit par semaine.
— Deux, corrigea religieusement l’autre de deux doigts dressés.
— Tu réalises qu’une semaine en compte cinq autres ? Sept en tout ?
— Deux, c’est bien. C’est déjà un bon début, non ?
— Deux nuits ! Je rêve ! railla sa copine en secouant la tête sans cesser de manger.
— Le vendredi et le samedi. C’est le début du week-end. Pour se détendre, c’est l’idéal.
— Et pourquoi pas le dimanche ?
— Oh non, rouspéta Gen la mine renfrognée, le dimanche, je veux la paix ! Le dimanche, c’est réservé à la photo. Et pour développer et agrandir, j’ai besoin d’être seule ! Si c’est pour être dérangée toutes les cinq secondes, merci bien ! Basta !
— Au fond, tu es une grande aventurière. Une véritable intrépide !
— Je suis comme je suis. Je fonctionne de cette façon. Régulière. Ordonnée. Organisée.
— Pas de place dans la vie pour les imprévus. Un vrai métronome !
— C’est tout à fait ça, répliqua son amie avec un large sourire, redressant brusquement le buste.
Soudain revigorée et enhardie par cette évidence, Gen recouvra un minimum d’appétit et entreprit d’achever sa salade.
— Tu sais Gen, la vie est remplie d’imprévus… souffla Julie, cherchant à lui annoncer progressivement la couleur des prochaines semaines présagées. Et puis, il est tout à fait possible d’organiser son existence en fonction d’une autre personne. Ça s’appelle le dialogue.
— Et toi ? Pourquoi tu ne passes pas le cap ? Pourquoi choisis-tu de vivre seule ? Il est où ton prince charmant ?
— Oh, je ne m’inquiète pas pour ça, trancha Julie en balayant l’espace devant elle d’un revers de main désinvolte. Il ne va pas tarder à se pointer.
— Quelle confiance ! Brun ? Blond ? Grand ? Petit ?
Julie s’immobilisa, parut scruter le ciel, songeuse.
— Grand… Châtain. Des yeux bleus extraordinaires.
Elle s’interrompit et se remit à dévorer son croque-monsieur.
— Mais avec un caractère impossible. Ça ne sera pas de la tarte !
Elle s’arrêta une fois encore, un couvert dans chaque main, la mine rêveuse.
— Mais ce sera si intense… Un peu comme pour toi, d’ailleurs, ajouta-t-elle en pointant son amie de son couteau. L’homme que tu vas rencontrer va chambouler intégralement ton existence bien rangée.